Le son de mes talons résonnait sur le pavé de la rue, alors que j'avançais d'un pas rapide vers le bar. Une main puissante me saisit soudain le bras et m’entraîna dans la ruelle sombre adjacente, ma réaction rapide fut la paume de ma main directement dans le nez de l'homme. Je m’apprêtais à enchaîner avec un coup de pied bien placé quand je reconnus Many, mon plus vieil ami de Batavia, je devais avoir vers les 5 ans quand on a commencé à jouer ensemble dans le port, il était un des rares à ne pas avoir pris peur lorsque que mes stigmates apparurent peu après notre rencontre, plus curieux qu'autre chose. Quelle ironie, c'est lui qui m'a appris les coups qu'il vient de se prendre.

- Aska, ça va pas ?!

Je ne pus m'empêcher de sourire en le voyant tenir son nez en essayant tant bien que mal de l'empêcher de saigner. Je répondis en haussant les épaules, ne regrettant pas le moins du monde mes réflexes défensifs.

- Tu n'aurais pas dû me surprendre, assume. Je m'allumais une cigarette en attendant qu'il reprenne contenance. Que puis-je faire pour toi ?
- Eh bien, tu vois la demeure de...
- Je t'arrête tout de suite, je ne fais plus ça maintenant.

J'avais beau adoré cet homme comme un frère, il avait le don de me mettre dans le pétrin. Déjà à l'époque. Il était le chef de notre petit groupe, le plus âgé, le plus charismatique et surtout le plus casse-cou. Lors de notre enfance, nous faisions des petits numéros pour attirer les badauds pendant que nos complices les détroussaient discrètement. En grandissant, les ambitions de Many grandirent aussi. Je visitais les maisons en gecko pour voler des clefs, nous en faisions des doubles pour y retourner plus tard, je pénétrais dans les demeures pour laisser des ouvertures pour mes complices, ouvrir une fenêtre, déverrouillé la porte de derrière... vérifier l'emplacement des personnes présentes, écouter les informations. Many avait des tas de contacts avec des gens pas très recommandables dans le quartier du port, il trempait dans toutes sortes de trafics auxquels je ne me mêlais pas, mais les connaître pourraient toujours me servir.
Cependant, bien que ces activités étaient des plus lucratives, le nouvel amant de ma mère, un agent néerlandais de la KNIL, m'avait dans le collimateur. Je me souviens encore de son regard quand il me reconnut comme étant dukun, ma mère ne possédant pas le don, il ne s'en doutait pas. Pas un regard lubrique, mais celui du chercheur d'or qui a trouvé une pépite, ''Une dukun, c'est toujours utile ces bêtes-là''. J'estimais à l'époque qu'il n'avait pas tenté de m’enrôler par amour pour ma mère qui n'aurait pas apprécié. N'est-ce pas romantique. Mais je n'avais pas confiance pour autant, comment avoir confiance en l'envahisseur, ainsi je ne tenais pas à lui offrir de quoi me forcer à bosser pour eux. Aussi je refusai de suivre ma mère à Batavia Barat quand elle épousa le néerlandais, préférant m'en éloigner le plus possible. Voulant tourner le dos à cette situation inconfortable, je décolorai mes cheveux que j'avais très foncés à l'époque et je trouvai un travail légal comme serveuse dans un des bars les moins minables du quartier des plaisirs, pour ne pas risquer de problèmes, valait mieux éviter de suivre Many dans ses histoires, je ne devais plus avoir affaire avec ces cambriolages, cela dit si on ne peux plus s'amuser...

- Eh, je sais que tu trafiques avec Leewon, tu peux bien m'aider. Je te demande juste de... nous laisser rentrer ?
- Je ne travaille que la nuit, il faut bien que j’occupe mes journées. Et je ne fais que transporter des colis, j'ignore ce qu'il y a dedans, ni ce que fait Leewon.

Ledit Leewon est un trafiquant ayant sa base à Batavia Utara, il s'agit d'un des fameux contacts de Many et je sais maintenant qu'il travaillait régulièrement avec mon père. Pas mon père biologique, je n'ai aucun souvenir de lui, ni de mon village natal d'ailleurs. Peu importe. Mon père donc, que ma mère rencontra à notre arrivée à la capitale,  s'est occupé de moi jusqu'à mes 14 ans où il disparut et certainement pas de son plein gré. Bien qu'ingénieur, il était simple mécanicien au port, il s'occupait de vérifier/réparer les bateaux à vapeurs et les machines pour les charger/décharger, et apparemment couvrait aussi les transports de Leewon. Durant son temps libre, il perfectionnait des plans pour arrondir les fins de mois, mais j'ignore pour quelles personnes, sûrement pas pour les belandas qu'il avait en horreur. Je ne comprends pas comment ma mère à put finir dans les bras d'un de ces néerlandais, mais quand mon père a disparu, elle n'avait peut-être pas nombres de solutions pour subvenir à ses besoins sans devoir faire le tapin. En ce qui me concerne, le travail que je fournis pour Leewon est tout aussi légal que celui du bar, je porte les missives que le patron ne tient pas à confier à des pigeons voyageurs.

- Bon, soit. On se retrouve à la tombé de la nuit, et ne traîne pas en route, je vous ouvre et je retourne bosser.